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Assis à la tête d’une grande table de conférences dans la salle de crise, à 100 mètres sous la Maison-Blanche, le Président plante son regard dans celui de Jarvis.
— Dale, je n’ai pas besoin de vous dire que la pire chose qui pourrait m’arriver pendant les derniers jours de ma présidence serait une alerte ou un conflit quelconque et, notamment, un problème qui ne puisse pas attendre jusqu’à demain matin.
Jarvis sent un frisson d’inquiétude lui courir sur la nuque : le Président est célèbre pour son humeur orageuse. Jarvis a assisté à maintes reprises à des scènes où la fameuse moustache du Président – providence des caricaturistes – se hérissait de fureur. N’ayant rien d’autre à perdre que sa situation, il contre-attaque aussitôt.
— Je n’ai pas pour habitude d’interrompre votre sommeil, monsieur le Président, ni les rêves de gloire des généraux de l’Etat-major interarmes, à moins d’avoir une solide raison.
Timothy March, le ministre de la Défense, ravale sa salive.
— Je crois que Dale veut dire…
— … Ce que je veux dire, reprend Jarvis, c’est que, quelque part dans la baie de Chesapeake, il y a en ce moment une bande d’aliénés qui trimbalent une arme biologique capable d’exterminer tout être vivant dans un rayon de 50 kilomètres et de continuer à tuer pendant Dieu sait combien de générations. C’est tout.
Le général Curtis Higgins, Président de l’Etat-major interarmes, lance à Jarvis un regard incrédule.
— Je ne connais aucune arme qui ait cette capacité de destruction. Par ailleurs, nos armes à gaz ont été désarmées et détruites il y a des années.
— Ça, ce sont les histoires à dormir debout que nous servons au public, répond rudement Jarvis. Mais personne ici n’ignore rien. La vérité, c’est que l’Armée n’a jamais cessé de fabriquer et d’accumuler des armes chimico-biologiques.
— Calmez-vous, Dale.
La fameuse moustache du Président dissimule à peine un sourire. Il éprouve un malin plaisir à voir ses collaborateurs se houspiller. Nonchalamment, pour détendre l’atmosphère, il se renverse dans son fauteuil et passe une jambe sur l’accoudoir.
— Pour le moment, je vous propose d’accepter l’avertissement de Dale comme parole d’Evangile, dit-il. Puis il se tourne vers l’amiral Joseph Kemper, chef des opérations navales : Joe puisqu’il semble qu’il s’agisse d’une expédition maritime, cela tombe en plein dans votre paroisse.
Kemper n’a guère la silhouette d’un chef militaire. Trapu, rondelet et chevelure d’argent, on le prendrait plus aisément pour un chef de rayon de grand magasin. Il examine, pensif, les quelques mots qu’il a griffonnés pendant l’exposé de Jarvis.
— Il existe deux données qui confirment la déclaration de M. Jarvis. Primo : le navire de guerre lowa a été vendu à la société « Walvis Bay Investment ». Et, à la date d’hier, les images transmises par satellite le montraient encore à quai dans les chantiers navals Forbes.
— Et quelle est sa position actuelle ? demande le Président.
Kemper ne répond pas, mais il presse un bouton devant lui sur la table et se lève. Au fond de la salle le lambris s écarte pour laisser apparaître un écran de 3 mètres sur 2 mètres 50. Kemper décroche un téléphone et lance :
— Commencez !
Une image de T.V. haute fidélité, prise de très haut dans le ciel, envahit l’écran. La netteté et les couleurs sont de loin supérieures à celles que l’on peut obtenir avec un appareil vendu dans le commerce. La caméra du satellite perce l’obscurité matinale et la couche de brume comme si elles n’existaient pas, et elle offre une vue du rivage ouest de la baie de Chesapeake si détaillée qu’on la prendrait pour une carte géographique. Kemper s’approche de l’écran, et il esquisse un cercle avec son crayon.
— Nous voyons ici l’embouchure de la Patuxent River et le bassin compris entre Drum Point, au nord, et Hog Point, au sud. (Le crayon s’immobilise un instant.) Ces petits traits sont les quais des chantiers Forbes… un point pour M. Jarvis. Comme vous pouvez le voir, monsieur le Président, il n’y a là aucune trace du lowa.
Au commandement de l’amiral, la caméra se déplace vers l’extrémité supérieure de la baie. Des cargos, des chalutiers et une frégate lance-missiles défilent comme à la parade, mais on ne voit rien qui ressemble à la silhouette massive d’un cuirassé de ligne. On voit fort bien Cambridge, à droite de l’écran ; l’école navale d’Annapolis, à gauche ; le pont à péage au-dessous de Sandy Point ; et enfin la Patapsco River jusqu’à Baltimore.
— Qu’y a-t-il au sud ? demande le Président.
— A l’exception de Norfolk, pas une seule agglomération importante sur 500 kilomètres.
— Allons, voyons, messieurs ! L’enchanteur Merlin, fût-il aidé par le prestidigitateur Houdini, ne pourrait escamoter un navire de guerre.
Avant que quelqu’un ait eu le temps de répondre, un employé de la Maison-Blanche entre dans la salle de conférences et dépose un papier à côté du Président.
— Ce message vient de parvenir à l’instant au ministère des Affaires étrangères, annonce le Président après avoir parcouru le papier. C’est un communiqué de Koertsmann, le Premier ministre de l’Afrique du Sud, qui nous prévient d’une attaque imminente de notre territoire par l’Armée révolutionnaire africaine et qui regrette profondément le rôle indirect qu’aurait pu jouer son cabinet en cette affaire.
— Il est difficile de comprendre que Koertsmann puisse envisager une collaboration avec ses ennemis, dit March. Je m’attendrais plutôt à ce qu’il démente catégoriquement tout rapport avec eux.
— Il prend sans doute ses précautions, hasarde Jarvis. Koertsmann doit se douter que le plan de l’opération Eglantine est tombé entre nos mains.
Le Président continue d’examiner les termes du message comme s’il refusait de croire à l’affreuse vérité.
— Messieurs, dit-il d’un ton solennel, je pense que toutes les plaies de l’enfer sont sur le point de nous tomber sur la tête.
Le pont a été sa seule erreur de calcul. Les superstructures du lowa sont encore trop élevées pour passer sous l’obstacle dressé de mains d’hommes entre Fawkes et son objectif. L’espace vertical libre a un mètre de moins qu’il ne l’avait prévu.
Il entend plus qu’il ne voit la cabine de contre-plaqué du chef de tir arrachée du poste avant de commande de feu au moment où elle heurte la travée du pont.
Howard McDonald écrase le frein, et son camion chasse avant de s’arrêter. A l’intérieur, les cageots de bouteilles de lait valsent en tous sens. McDonald qui, chaque matin en commençant sa tournée, traverse ce pont consacré à la mémoire de Harry W. Nice, a d’abord l’impression qu’un avion s’est écrasé contre les suspensions du pont et exactement au-dessus de son camion. Il reste un instant paralysé par le choc : ses phares éclairent une énorme pile de débris qui bloquent les deux voies du pont. Il descend prudemment de son siège et s’approche, s’attendant à découvrir des restes humains mêlés aux décombres.
Mais tout ce qu’il découvre, ce sont des plaques fracassées de contre-plaqué peint en gris. Sa première réaction est d’inspecter le ciel bas : il n’y voit que la balise d’obstacle qui jette ses éclairs rouges au sommet de la travée du pont. Alors, McDonald s’approche du tablier et fouille le fleuve du regard.
A l’exception de ce qui paraît être une flottille de bateaux qui doublent Mathias Point, le fleuve est désert.